A509 | C’est la nouvelle danse romanesque de l’auteur de Mathématiques congolaises, In Koli Jean Bofane n’a pas son pareil pour mettre en piste tous les prédateurs de la terre, à commencer par ceux qui se sont jetés sur la sienne, la République démocratique du Congo, mais aussi ceux qui font d’Haïti ce que l’île est devenue. Sur un autre plan, son héros principal, un écrivain congolais qui se jette sur toutes les femmes qu’il croise, et se voit poursuivi par des plaintes. Faust Losikiya, se retrouve en Haïti alors qu’un festival littéraire et artistique bat son plein, auquel il n’est d’ailleurs pas convié. Lui est en Haïti pour préparer son prochain roman qui cherche ce qui unit son pays natal et cette île caribéenne. Dans ce nouveau roman, Bofane rend un hommage à la création, qu’elle soit plastique avec des pages très fortes sur le travail de son compatriote sculpteur Freddy Tsimba, ou littéraire, en conviant tous ses amis écrivains (nommés comme tels) et surtout la poésie haïtienne citée en majesté, malgré la nuit noire qui envahit le pays? Sans oublier les mystères du vaudou ! Entretien.
Le Point : Faust se rend en Haïti. Qu’est-ce qui vous y a mené vous-même ? Et quelle relation entretenez-vous particulièrement avec cette île, son peuple, son histoire ?
In Koli Jean Bofane : C’est les livres qui m’ont emmené en Haïti. Arrivé là-bas, j’ai eu une sorte d’intuition qui m’a poussé à faire de la recherche et, peut-être, corroborer cette intuition qui était qu’une grande part de cette population d’Haïti était issue des mêmes terres que les miennes. Ces recherches m’ont tout de suite démontré qu’en effet, une grande partie des Haïtiens venaient de l’Empire Kongo, situé jadis sur une partie de la République démocratique du Congo actuel.
Comment s’est établi le lien entre votre pays natal, la RDC, et l’île de Toussaint Louverture ?
Le lien était évident du point de vue des racines et de l’Histoire. Ensuite, en arriver à Toussaint Louverture était nécessaire pour essayer de démêler l’écheveau de la politique du Congo d’aujourd’hui, en y réfléchissant à partir de la conquête de l’indépendance d’Haïti, puisque la moitié de la population de l’île de Saint-Domingue à l’époque était constituée de captifs issus de chez moi. Et voulant, dans ce roman, évoquer les concepts d’esclavage et de libération, Haïti et Congo pouvaient constituer les lieux parfaits où développer mon intrigue.
Les deux États semblent relever de la même dénomination de « nation cannibale » titre de votre nouveau roman, en quoi ?
Ce sont des nations qui, sans cesse, ne se nourrissent que de la sueur, des larmes et du sang de leurs peuples à travers un paradigme romanesque plus grand que j’intitule « nation cannibale ». Comme ces puissances qui peuvent envoyer leurs enfants sur les champs de bataille du monde mourir pour pouvoir mettre les mains sur l’énergie et les minerais stratégiques. Et nous sommes tous tributaires de ces règles drastiques. Et ce XXIe siècle débute sur un président, qui, parlant d’un pays qui n’est pas le sien, proclame qu’il battra jusqu’au dernier de se ressortissants. Alors, en voulant parler de libération ou d’esclavage, il était important de savoir ce que ces deux mots pouvaient signifier pour chacun de nous. La libération, c’est quoi ? Quel est le prix à acquitter pour cela ? Puis, quels sont nos esclavages ? Avons-nous réellement la volonté de nous en débarrasser ? D’où un personnage d’écrivain congolais accro au sexe, un vieillard de cent quarante ans, ancien soldat de Léopold II, qui, lui, a payé le prix de sa libération. Ou ce sculpteur, Freddy Tsimba, dans l’exercice de son art, où la libération est le seul but.
Le climat est aussi un enjeu de votre livre à travers le personnage d’une Haïtienne revenue au pays pour y travailler sur la question : quel fil conducteur réunit tous ces thèmes abordés ? Serait-ce la mort, que vous personnifiez d’ailleurs dans l’histoire ?
L’enjeu principal pour tous ces personnages, c’est la libération, toujours. Siamène, la climatologue, pense libérer Haïti des contraintes qui, à partir du ciel, la menacent au moment du récit. Et dans le contexte où nous évoluons, la Mort, ou la Muerte, ne pouvait être bien loin. Parce que nous sommes dans une autre cosmogonie, aussi, nous sommes au Congo et en Haïti où d’autres règles peuvent régner ; des divinités peuvent se mettre en scène, parfois.
Les artistes et les écrivains, nommés comme tels, sont très présents parmi les personnages du livre. D’où vient cette idée, cette envie ?
Je ne crois pas que c’était une volonté. Je voulais parler du monde de la littérature, et je me voyais mal m’inspirer de personnes existant, en sachant très bien que, forcément, j’allais évoquer mes collègues qui sont bien vivants, eux. De plus, parmi eux, il y en a dont la réalité dépassera toujours ma fiction et en convoquant ma littérature, j’avais besoin d’insuffler le pouvoir de leurs esprits. Ces collègues m’accompagnent, en fait. Je leur ai demandé leur permission pour m’accompagner dans l’écriture de Nation cannibale.
Vous consacrez une large part à l’artiste Freddy Tsimba. En quoi son travail de sculpteur rend-il compte de la situation de votre pays natal ?
C’est à travers l’histoire de Freddy Tsimba que la fiction a rencontré ses limites. Parce que cette histoire ne pouvait pas dépasser en tragique une quelconque fiction, elle vraie de A à Z, à la virgule près. Je ne pouvais rien inventer qui rende mieux compte de la situation de l’artiste dans l’exercice de son art, dans mon pays, spécifiquement. Ici, la création artistique devient une obligation pour obtenir la libération. Étant en Haïti, je me suis posé aussi la question de savoir si la poésie pouvait, elle aussi, apporter des pistes de réflexion pour reconquérir ces indépendances, qu’elles ne restent pas juste des utopies.
Le vaudou est aussi très présent dans ce roman : vous êtes-vous laissé envoûter, ou peut-être déjà initier ? Et quel équivalent trouverait-on de cette religion au Congo ?
C’est vrai que l’île d’Haïti m’a envoûté. Parce que j’y ai été plusieurs fois. Mais c’est par la littérature haïtienne, d’abord, qu’un ensorcellement a commencé à se produire en moi. Avec les captifs venus d’Afrique sont arrivés en Haïti les divinités d’Abomey, Yoruba ou Kongo, tout de même ! Ils y sont toujours.
Quel projet vous occupe actuellement, après ces longues années consacrées à ce roman ?
Justement ! Depuis pas mal d’années, je pense à un roman plus bref, qui prendrait moins de temps à rédiger, mais je ne suis sûr de rien. La divinité, Papa Legba, seul, le sait. N’est-il pas le Maître du début et de la fin du récit littéraire ? Haïti m’a enseigné cela.

Nation cannibale
, In Koli Jean Bofane, Denoël, 350 p., 22 ?, e-book 15,99 ?.
Source : Le Point
Crédit : ©️ Denoël
©️ Tous droits réservés à l’auteur.–
©️Antenne 509 | A509
#Antenne509 | #A509
©️ PLUS QUE L’INFORMATION !